Analyses Out-Law 13 min. de lecture
18 Dec 2024, 9:38 am
Alors que les grands groupes pétroliers déploient des unités de production, les compagnies commencent à montrer un grand intérêt vers ce carburant dans le cadre de leur transition énergétique. Ainsi Air-France KLM a conclu à l’été 2024 un contrat d’approvisionnement avec Total Energies, représentant jusqu’à 1,5 millions de tonnes de SAF sur 10 ans, réévaluant leur précédant accord signé en 2022. En Asie Singapour Airlines a récemment signé un contrat d’approvisionnement pour sa filiale low cost Scoot, tout comme Ryanair en partenariat avec le pétrolier Shell.
Le marché semble donc connaître ses premiers frémissements d’importance. Qu’en est-il du contexte juridique et politique ?
L’Union européenne s’est fixée avec l’European Green Deal un objectif fixé de réduction de 55% des émissions de gaz à effet de serre (GES) d’ici 2030 et atteindre la neutralité carbone de l’Union d’ici 2050. Pour atteindre cette cible, la décarbonation de l’industrie, et notamment de l’aviation civile, apparait comme un levier d’action prioritaire. Du fait d’une demande de vols commerciaux en augmentation constante, l’aviation civile est, avec le transport maritime, le seul secteur ayant vu ses émissions de GES croître au cours des dernières années. Au sein de l’UE, le niveau de GES émis par l’aviation civile est 2,4 fois supérieur à celui de 1990, ce qui représenterait un rejet de 1,8 milliard de tonnes de CO2 en 2050 si cette dynamique n’est pas enrayée. Des solutions sont heureusement possibles. L’électrification comme la propulsion à hydrogène apparaissent attrayantes, mais ne permettent pas en l’état actuel de leur développement d’envisager une réduction à court terme des émissions de l’aviation, car selon les experts, les appareils ne seront pas prêts à supporter ces technologies avant une dizaine d’années et leur déploiement nécessiterait d’importants investissements, d’autant plus que les infrastructures sont en l’état très rares, et que les projets actuels ne répondent pas aux nécessités des vols long-courriers.
Forte de ce constat, la Commission européenne a proposé dans le cadre du programme 'Fit for 55', d’adopter une règlementation ambitieuse et contraignante relative à l’utilisation de carburants d’aviation durables, ou SAF ('sustainable aviation fuels'). Suivant cette voie, le Parlement et le Conseil européen ont concrétisé ces propositions en adoptant le Règlement (UE) 2023/2405 du 18 octobre 2023 relatif à l’instauration d’une égalité des conditions de concurrence pour un secteur du transport aérien durable (aussi appelé ReFuelEU Aviation). La France a entendu suivre le pas par l’adoption de la feuille de route nationale pour le SAF, laquelle prévoit ne trajectoire de substitution à court-terme du kérosène fossile par des biocarburants durables de 2% en 2025 et de 5% en 2030, pour atteindre 50% en 2050.
Carburant le plus utilisé en aviation, le kérosène présente l’inconvénient majeur de rejeter du CO2 à tous ses cycles de vie, de son extraction à sa combustion en vol. Son remplacement par un carburant moins polluant, non seulement durant son utilisation en vol, mais également durant sa production, permettrait de réduire significativement les émissions mondiales de GES.
Les SAF, composés de carbone recyclé et d’hydrogène ou de biocarburants, ont un impact bien moindre au cours de leur production accentuant ainsi leur soutenabilité. Il faut néanmoins noter qu’une fois raffiné, la composition chimique du SAF est alors très proche de celle du kérosène traditionnel, de sorte que les émissions de GES en vol sont comparables au kérosène, mais elles sont surtout constituées de moins de particules fines. Cet impact accentué en cours de vol peut néanmoins être compensé en amont, en cours de production à partir de biomasse par exemple, dans la mesure où le CO2 absorbé durant cette partie du processus de production rend le SAF neutre en CO2 à l’échelle de son cycle de vie. L’utilisation des SAF permettrait donc de réduire les émissions de CO2 de l’aviation civile liées au carburant à hauteur de 80%, ce qui représenterait approximativement une réduction de 65% des émissions nécessaire pour atteindre la neutralité carbone de l’aviation civile à laquelle l’Association du transport aérien international (IATA) s’est engagée.
En l’état actuel de leur développement, les SAF peuvent être mélangés à 50% avec le kérosène d'aviation, et l'industrie vise d’atteindre 100% de SAF d'ici à la fin de la décennie. Si des vols expérimentaux ont déjà été effectués avec 100% de SAF, la flotte actuelle ne peut pas pour l’instant pas se passer de kérosène pour deux raisons, l’une d’ordre technologique et l’autre d’autre économique.
D’une part, au niveau technologique, les SAF ne contiennent pas les molécules aromatiques du kérosène, ce qui implique que le SAF ne peut pas encore être éliminé sans le développement d’aromatiques de synthèse, ou sans modification des moteurs.
D’autre part, au niveau économique, la production de SAF est encore très couteuse, et avec des cours de jet fuel actuellement particulièrement bas, les compagnies ne sont pas incitées à utiliser du SAF dans l’immédiat. Selon les principaux acteurs du secteur, là où le jet fuel coûte environ au mieux 400 dollars la tonne -les cours actuels se situant autour de 720 dollars la tonne, ce dernier coûterait 1 500 dollars la tonne, ce qui impliquerait, pour un vol Paris-New York comprenant seulement 1% de biocarburant dans son réservoir, une hausse de 5 dollars du prix du billet aller-retour. Le surcoût est donc rapidement calculé pour un avion avec un réservoir composé uniquement de biocarburant. La situation au Moyen Orient pourrait toutefois changer la donne si elle devait faire remonter le prix du baril et donc le kérosène, une volatilité toujours problématique pour les acteurs du transport aérien qui optent souvent pour des stratégies de couvertures, forme d’assurance de payer un prix donné. Pour les compagnies aériennes, le surcoût lié à l’approvisionnement en SAF ne pouvant être totalement répercuté sur le prix du billet d’avion, l’apparition de mécanismes de financement, étatiques ou privés, notamment de complément de rémunération sur le prix d’achat du SAF, à l’instar de ce qui est pratiqué aux Etats-Unis (voir ci-après) et des récents appels d’offres pour complément de rémunération pour la production d’hydrogène renouvelable, pourraient constituer des leviers d’action efficaces et surtout disponibles dans l’immédiat. Pour les producteurs, qui doivent pouvoir répercuter leur coût de production sur la filière aval du marché, le soutien à la sécurisation de contrats d’offtake pérenne reposant sur un coût supportable pour chaque acteur pourrait également être pertinent. Si ces initiatives ne sont pas prises, le marché des SAF serait rapidement restreint aux grandes entreprises, seules capables de supporter un niveau de CAPEX élevé et des marges potentiellement dégradées en cours d’exploitation. Pour les plus petits acteurs, la bancabilité de long terme sur le coût de production ou le prix d’approvisionnement, selon l’acteur concerné, sera cruciale pour obtenir les financements bancaires qui permettent d’absorber les surcoûts liés au SAF dans un premier temps avant de pouvoir les rentabiliser.
Il est, par ailleurs, crucial pour la maturité de la technologie, que les infrastructures de production puissent être déployées en masse, afin que le SAF puisse être systématisé et industrialisé. La mise en place d’un cadre juridique approprié, flexible et rapide sera particulièrement scrutée par les producteurs souhaitant soit implanter de nouvelles infrastructures, soit convertir les infrastructures existantes, en étroite collaboration avec les autorités préfectorales et notamment les modalités de changement d’exploitation des installations existantes. En effet, en l’état, pas moins de cinq ans sont nécessaires à la construction ou à l’adaptation de sites de production, ce qui explique qu’en 2023, la production de SAF n’a représenté que 600 millions de litres, soit seulement 0,2% de la demande totale de carburants d’aviation. Malgré cette rareté et un prix encore élevé à la tonne, la production de SAF a été vendue, témoin de son attractivité.
Enfin, pour les producteurs, un aspect important de la structuration d’une filière d’exploitation des SAF serait l’instauration d’une filière de sourçage prioritaire afin de garantir l’accès aux matières premières nécessaires aux biocarburants.
En dépit des barrières existantes, le développement continu de nouveaux processus de production est très prometteur. A titre d’illustration, en 2023, pas moins de 11 processus de conversion de matière première ont été approuvés par l’Organisation de l'aviation civile internationale (ICAO), contre seulement 6 au début de l’année 2019. La production de SAF a, par ailleurs, été multipliée par 6 en 2 ans, entre 2021 et 2023.
Adopté le 18 octobre 2023 par le Parlement et le Conseil, le règlement européen RefuelEU Aviation prépare le secteur du transport aérien à l’utilisation des SAF, en imposant un corpus de règles harmonisées pour l’ensemble du marché intérieur, reposant d’une part sur des quotas contraignants, et établissant d’autre part un environnement protecteur de la libre concurrence.
Premièrement, le règlement impose aux fournisseurs de carburant des aéroports de fournir les compagnies aériennes en SAF. Des quotas sont établis pour un déploiement progressif par tranches de 5 ans s’étalant jusqu’en 2050, date à laquelle l’Union vise la neutralité carbone. Dès 2025, une part minimale de 2% de SAF devra être atteinte dans les aéroports dont le trafic atteint un million de passagers par an, pour s’élever à 20% en 2035, et finalement atteindre 63% en 2050. Les Etats membres peuvent par ailleurs prévoir eux-mêmes des quotas plus exigeants, ce qu’ont déjà fait la Finlande ou les Pays-Bas.
Deuxièmement, l’obligation en amont de production est répercutée en aval sur les aéroports, lesquels sont tenus de prendre des mesures permettant aux compagnies d’accéder facilement aux SAF. Pour veiller à une bonne application de ces obligations, fournisseurs et compagnies ont une obligation de reporting quant à la part de SAF mise à disposition, et la part de SAF utilisée. Les Etats membres devront imposer des sanctions aux contrevenants, avec de potentielles difficultés de contrôle et d’accès à la donnée qui pourraient résulter du fait que le reporting est opéré par les compagnies et les aéroports eux-mêmes.
Troisièmement, le règlement Refuel EU Aviation prévoit des mesures évitant de faire peser un désavantage concurrentiel sur les compagnies établies dans l’Union. Le transport aérien étant par nature un marché mondialisé, en l’absence de mesures supranationales malgré l’appui de l’OACI et de l’IATA, il suffirait de se sur-ravitailler dans les aéroports hors de l’Union européenne pour éviter de supporter les surcoûts liés aux SAF. Cette pratique - le sur-emport – est problématique, d’une part, car elle ferait obstacle au développement des SAF, et, d’autre part, parce qu’en embarquant une sur-quantité de carburant, les avions augmenteraient leur niveau d’émission en vol du fait du surpoids. Afin d’éviter ce double écueil, le législateur européen a interdit cette pratique en imposant aux opérateurs de ravitailler dans les aéroports de l’UE au minimum 90% des besoins annuels dans vols traversant l’espace aérien européen, et de communiquer le tonnage de carburant emporté à l’occasion du reporting de la quantité de SAF utilisée.
Toutes les compagnies seront donc soumises à ce règlement, afin de protéger les opérateurs européens contre des distorsions de la concurrence. Hors du règlement mais également prévu par la Commission, il est envisagé de créer un label environnemental qui certifierait l’engagement des compagnies à la transition énergétique en permettant aux consommateurs de prévisualiser l’emprunte carbone et l’efficacité CO2 par kilomètre des différents vols et compagnies.
Outre ces règlements, des organismes indépendants comme le RSB ou l’ISCC+ certifient la durabilité du carburant utilisé. Cet élément clé pour vérifier l’intégrité environnementale du SAF est utilisé par les compagnies aériennes, qui n’y sont pas contraintes, mais, dans un contexte de démarrage ou le SAF n’est pas encore répandu, cela permet de vérifier la qualité du SAF mis dans les avions. Le risque d’accusation de « green washing » dans le secteur aérien étant constant, cette certification atteste également du sérieux de la démarche et permet d’éviter les risques à ce titre.
Les compagnies aériennes voient aussi la menace de taxations sur les billets d’avions comme une incitation à la transition vers le SAF. Celles-ci bénéficient actuellement d’une exemption de taxes particulières sur le kérosène, mais dans un contexte évolutif où aucune garantie n’est fournie sur le maintien de l’exemption, le SAF, qui pourrait être éligible cette exemption, permettrait d’inciter les compagnies aériennes dans cette période de transition. Le modèle incitatif pour la transition à l’électrique dans l’industrie automobile (subventions, aide d’états…) pourrait donc inspirer le SAF pour le transport aérien, même si aucune décision n’a été prise pour le moment au niveau européen.
Pour atteindre le seuil de 5% de distribution fixé pour les aéroports de l’UE d’ici 2030, 2,8 milliards de tonnes de SAF devront être produites, contraignant ainsi le secteur du transport aérien de s’organiser efficacement. La marche peut apparaître élevée au regard de la production actuelle, mais les études préparatoires du règlement RefuelEU Aviation ont fait état d’une nécessité de seulement 7 nouveaux sites de production pour atteindre les objectifs fixés à 2030. Pour le moyen terme, les objectifs pourraient donc être aisément atteints. Le défi sera plus important sur le long terme, car 104 nouveaux sites seraient nécessaires d’ici 2050.
L’émergence de l’industrie du SAF présente un attrait industriel très important pour les Etats qui tentent de se positionner dès les premiers instants de ce marché. Les Etats-Unis, ont, par exemple, décidé d’adopter des mesures incitatives de crédits d’impôts, compris entre 1,5 et 2$ par gallon (1 gallon = 4,546 litres) produit, ainsi que des financements publics, là où l’UE favorise des mécanismes de quotas. Face au risque d’atteinte à la compétitivité des entreprises européennes, les Etats membres ont proposant eux-mêmes des financements publics. En juin 2023, le président Macron a annoncé un plan d’investissement de 8,5 milliards d’euros sur 4 ans -jusqu’en juin 2027, pour parvenir à produire plus de 600 millions de litres de SAF par an en France à l’horizon 2030. Des projets ont déjà été annoncés pour concrétiser ce plan d’action : la conversion de la raffinerie TotalEnergies de Grandpuits en Seine-et-Marne en « plateforme zéro pétrole » avec une mise en service annoncée pour mi 2025, l’annonce par Haffner Energy en mai dernier d’un projet de site de production d’une capacité de 37,5 millions de litres à Châlons-Vatry, ou le projet « KerEAUzen » d’un site de production d’une capacité de 86 millions de litres par an d'« e-kérosène » par la combinaison d'hydrogène bas carbone et de CO2 dans le port du Havre. La mise en place de tels projets implique, au-delà des investissements, une phase déterminante de permitting qui sera à conduire en prenant compte de nombreux éléments tels que l’acceptation du changement d’exploitation par les services préfectoraux ou l’autorisation de nouvelles unités de production, la mise en place de plans de gestion des déchets et de pollution des sols, ainsi que le respect éventuel des règles dite Seveso quant à la prévention des risques des sites industriels. Une conduite efficace de cette séquence sera d’évidence importante pour l’attractivité du territoire national.
Enfin, l’adaptation d’approvisionnement opérationnelle sera également un point clé. Tout comme avec les carburants fossiles, les matières premières pour la production de SAF ne sont pas disponibles partout, et les sites de production doivent être positionnés stratégiquement. Les producteurs ont bien compris ces problématiques, en choisissant des lieux d’implantation stratégiques comme dans le cas de Châlons-Vatry, situé à mi-chemin entre Paris et Bruxelles.
Au-delà de la production de SAF, son déploiement est également un défi à relever. En 2024, seuls 81 aéroports ont continuellement distribué du SAF, ce qui reste très faible comparé aux 2.600 aéroports recensés par le Conseil international des aéroports (ACI) pour ses statistiques. En Europe, les seuls hubs aériens internationaux offrant un ravitaillement en SAF constant sont Londres-Heathrow, Amsterdam-Schiphol ou Francfort, et, en France, les aéroports du Bourget, Bordeaux-Mérignac ou Grenoble ont pu constamment offrir aux compagnies des ravitaillements en SAF, sans que Paris Charles de Gaulle, Orly ou même Nice Côte d’Azur n’aient reçu de cargaison.
Malgré ce manque d’infrastructures, le secteur reste extrêmement prometteur. Au-delà des incitations protéiformes venant des pouvoirs publics et des différents Etats, les compagnies aériennes elles-mêmes poussent la demande de SAF vers le haut. La majorité des compagnies aériennes, du fait de leur adhésion à l’IATA, visent la neutralité carbone d’ici 2050 et les passagers eux-mêmes sont de plus en plus conscients de l’impact environnemental de leurs trajets aériens, favorisant leur appétence pour des vols moins émetteurs de GES. En juin 2024, 53 milliards de litres de SAF faisaient déjà l’objet d’un contrat d’achat, établissant la volonté des compagnies d’aller au-delà des obligations actuellement imposées par les pouvoirs publics, y compris au moyen de contrats d’offtake au long terme. A titre d’exemple, Air France, aujourd’hui au rang de sixième acheteur de SAF en volume, entend incorporer 10% de SAF à tous ses vols d’ici 2030. Dans l’état actuel de la technologie aéronautique, les SAF apparaissent absolument incontournables pour garantir des vols moins émetteurs de GES, et donc plus respectueux de l’environnement. Le secteur appelle encore à des investissements majeurs pour répondre à une demande qui ne faiblira pas.
L’incorporation du SAF est très importante pour les compagnies aériennes, mais elle se fond dans une stratégie globale. En parallèle le renouvellement de la flotte est capital, via l’introduction d’avions de nouvelles générations comme l’Airbus A350 ou le Boeing 787. Ces avions permettent de réduire la consommation de kérosène et les émissions de CO2 de l’ordre de 20% par rapport aux appareils de générations précédentes. L’association du renouvellement de la flotte et l’utilisation du SAF sont donc les 2 leviers les plus efficaces et réalistes à court terme pour les compagnies aériennes afin d’atteindre les objectifs fixés. Fait notable aujourd’hui, la plupart des entreprises les compagnies aériennes se dotent de direction en charge du développement durable, le pilotage des projets liés au SAF et à la flotte demandant une préparation opérationnelle et des investissements importants.
Le SAF commence donc petit à petit à intéresser aussi bien les grands groupes dits « Legacy » comme les compagnies low cost, tout dépendra par ailleurs de l’appui des groupes pétroliers et de leur capacité à fournir un secteur très consommateur et toujours plus sous surveillance.
Co-écrit avec Yoni Benchetrit, Responsable de projet, optimisation Flotte, Air France.